Je n'avais jamais cru en la réincarnation. J'avais toujours estimé qu'il s'agissait là d'une échappatoire facile, d'une lâcheté intellectuelle comme il y en a tant. Et même en en admettant le principe, comment ne pas être persuadé que le mammifère supérieur était une exception ? Non, nous n'avions pas été veaux, vaches, cochons, esclaves égyptiens ou princesses médiévales. Avoir une colonne vertébrale, un véritable cerveau, un embryon de pensée, était un luxe. Le réincarné ne pouvait être qu'un invertébré anonyme, un humble digesteur de matière organique, grouillant avec ses semblables dans la putréfaction heureuse du sous-sol de la forêt vierge. Renaître comme ver solitaire dans l'intestin d'une célébrité était le sommet d'une carrière. C'était une question de chance.
J'eus de la chance, à ma façon. Quand j'ouvris mes yeux à facettes, encore nauséeux des jus sucrés dont j'avais été nourri pendant des jours, je reconnus bien sûr l'endroit, qui bourdonnait frénétiquement. J'eus à peine le temps d'étirer mes pattes, de sécher mes ailes et me voilà, sous l'azur radieux, cherchant les fleurs, mes paniers à pollen criant leur désespoir d'être vides.
Vous trouvez que la vie est courte ? Il me restait trois semaines de mon existence d'abeille. La seconde était mon unité de temps. Aspirer le nectar, charger le pollen, fleur suivante et ainsi de suite. Les jours n'étaient pas déplaisants, seulement ennuyeux. Les nuits étaient sans rêve, plongées dans la chaleur vrombissante de la ruche. J'étais pressé de quitter cette vie et je pensais sans cesse à la suivante. J'attendais qu'un sale gosse me chasse et m'énerve. Je le piquerais, hyménoptère kamikaze, pour mourir en pleine gloire aérienne.
Un jour, au retour d'une longue mission de collecte, et alors que je sentais toujours plus le poids du pollen sur mes jambes, je décidai de me reposer un instant et de boire la rosée perlant sur le métal d'une chaise pliante. Personne ne s'inquiéterait de mon retard. Il ne me restait que quelques heures.
Je la vis alors, je sus qui elle était. Comment ? Toutes les abeilles se ressemblent. Dans ma cervelle minuscule son nom apparut, conservé intact depuis plusieurs cycles. J'émis quelques bourdonnements absurdes, et à ma grande surprise, elle